Aspects militaires de l’iconographie monétaire numide
Jacques Alexandropoulos
1Dans sa monographie sur Massinissa, qui date maintenant d’un demi-siècle, Gabriel Camps s’attachait à distinguer, pour le rôle historique de ce roi, ce qui relevait d’une reconstruction légendaire, de ce que nous pouvons en connaître au terme d’une critique soigneuse des sources1. Il serait intéressant d’élargir la démarche aux autres rois numides comme Syphax, Micipsa, Jugurtha ou Juba Ier, pour ne citer que les plus célèbres, tout en réduisant la question à son angle institutionnel : qu’est-ce, au bout du compte, qu’un roi numide ? Les éléments de réponse se trouvent au croisement de trois approches. Il y a d’abord celle de la tradition berbère, l’identité institutionnelle de départ. Les données sont malheureusement très ténues sur ce point puisque les sources internes se limitent à quelques inscriptions bilingues libyco-puniques, aux monnaies, et aux mausolées ou trophées dont l’interprétation reste disputée. Il y a ensuite ce que ces rois ont voulu faire de leur pouvoir en écho au modèle de royauté hellénistique. Sur ce point, les sources sont les mêmes que précédemment avec, on l’a dit, des divergences d’interprétation fermement défendues : primauté d’une tradition berbère superficiellement teintée d’emprunts formels aux monarchies hellénistiques ? Ou véritable intégration aux courants culturels méditerranéens dominants repensés, réinventés en fonction des cultures locales2 ? Mais l’essentiel de nos connaissances, ou du moins ce qui domine le paysage, ce sont évidemment les données qui proviennent des textes grecs et latins : Polybe, César, Salluste, Tite-Live et Appien pour ne citer que les principaux. On a bien en tête les fameux portraits monétaires dits de Massinissa, si caractéristiques, mais on les superpose aussitôt avec le récit des auteurs en question dont ils ne deviennent qu’une simple illustration pittoresque. Et au bout du compte, c’est le regard de la diplomatie puis, après la conquête, de la reconstruction historique romaine que nous adoptons sur ces rois, faute de mieux. Ils sont dès lors définis en fonction de leur place événementielle et idéologique dans le jeu de la conquête romaine, au prisme du droit international vu par le Sénat, et des liens de clientèle tissés entre l’aristocratie romaine et ces souverains3.
2On abordera ici cette question de la royauté numide sous le seul angle de l’image militaire du souverain sur les monnayages. On y remarque à première vue une certaine sobriété des aspects militaires qui contraste avec l’image, donnée par les sources littéraires, d’une région marquée par les guerres, en particulier de succession.
3La deuxième guerre punique voit en effet l’affrontement bien connu du Masaesyle Syphax et du Massyle Massinissa avec l’élimination du premier. Mais chez les Massyles mêmes, l’avènement de Massinissa est le résultat de l’éviction manu militari de certains de ses rivaux4. Plusieurs princes numides participent ensuite aux combats de Rome, en Afrique comme ailleurs. Plus tard, on retrouve la fameuse guerre de Jugurtha dont on s’étonne qu’elle n’ait laissé a priori aucune trace monétaire. La situation change avec l’avènement de Juba II, roi numide de Maurétanie, pour qui, paradoxalement, on trouve plusieurs thèmes guerriers, même s’ils ne sont pas dominants, dans le monnayage d’un souverain qui paraît avoir été bien plus un intellectuel qu’un militaire, au point d’être incapable de venir à bout d’un soulèvement gétule et contraint de faire appel à l’aide de l’armée romaine pour le mater5.
4Quel est le lien entre l’image monétaire du pouvoir royal numide et les fonctions militaires réelles du souverain ? Comment se traduisent les périodes de crise sur les émissions monétaires ? On tentera de mettre en évidence certains éléments significatifs, tout en essayant de retrouver sur le monnayage la part de la tradition numide, celle des apports hellénistiques et l’empreinte éventuelle des rapports avec Rome.
5Quels sont donc, pour le numismate, les pouvoirs institutionnels du roi numide et quelle part y prend la fonction militaire ? Si on aborde la question sous l’angle du vocabulaire, celui qui apparaît sur les monnaies est encore plus pauvre que celui que nous donnent les rares inscriptions libyco-puniques. Sur les monnaies, nous ne trouvons que le terme punique hmmlkt, quelquefois abrégé en ht, suivant le nom du roi. Si l’on en croit les monnaies bilingues de Juba Ier, le terme latin équivalent à ce titre punique serait rex6. Un parallèle à manier avec prudence, car il est vraisemblable que le terme rex a été pris dans le répertoire institutionnel habituel de la diplomatie romaine indépendamment des réalités locales. Son analyse ne nous renseignerait donc pas précisément sur la tradition militaire royale de Numidie. Le terme punique hmmlkt qui apparaît seul, sans équivalent latin, sur les monnaies numides avant Juba Ier est à replacer, lui, au sein d’une nomenclature royale que certaines inscriptions développent davantage. En effet, si, sur les stèles du sanctuaire d’El Hofra rédigées uniquement en punique il apparaît encore comme seul élément de titulature royale7, on le trouve en revanche accompagné d’autres titres royaux et avec de surcroît une traduction en libyque dans des inscriptions de Dougga et de Cherchell8.
6Dans ces dernières inscriptions en effet, on lit en outre le substantif punique mlk pour désigner Micipsa. Et on remarque que sur une même inscription, Massinissa ne reçoit que le titre hmmlkt, celui qui apparaît sur les monnaies, alors que son fils Micipsa prend celui de mlk, absent des légendes monétaires. Il y aurait donc une distinction à faire entre les deux titres. On verra plus loin laquelle. En tous cas les deux termes viennent d’une même racine mlk signifiant « régner », hmmlkt se présentant sous la forme d’un substantif précédé de l’article h. On traduit littéralement ce mot par « royauté » et on le rend généralement, dans le contexte, par « prince », avec toutes les ambiguïtés du terme français9. On retiendra en tous cas que ce terme hmmlkt utilisé sur les inscriptions et les monnaies ne nous renseigne absolument pas sur la nature militaire des fonctions royales effectivement exercées, puisqu’il est porté conjointement par les trois fils et successeurs de Massinissa : Micipsa, Mastanabal et Gulussa, dont Appien nous dit expressément (CVI, 502) qu’ils se sont réparti des fonctions royales différentes, Micipsa ayant la capitale et le palais, Gulussa la guerre, justement, et Mastanabal la justice10. Le seul titre royal utilisé sur les monnaies, hmmlkt, ne renvoie donc pas précisément à une fonction militaire du souverain numide. D’autres titres royaux puniques apparaissent sur l’inscription de Cherchell. Micipsa y est nommé rbt hmmlk>t, soit chef de l’ensemble de cette catégorie des « princes » auxquels il appartient lui-même selon les monnaies. Il y est aussi appelé mlk mšlyym, soit « roi des Massyles », un titre général que l’on aurait attendu sur les monnaies et dont il est curieusement absent. Celui de « régent de la patrie », myšr>rṢt, reste conjectural, et de toutes façons absent lui-aussi des monnaies11. Pour revenir à notre propos, parmi tous ces termes puniques, pourrait-on retrouver celui qui désigne une fonction militaire du roi ? Et en particulier, la version libyque des inscriptions pourrait-elle y aider ? Sur les bilingues libyco-puniques évoquées jusqu’ici, le terme hmmlkt est rendu par le libyque gld. Or ce terme gld ne serait pas celui qui correspondrait au rôle militaire du roi. Car en fait, il y aurait bien un autre titre libyque lié, lui, à cette fonction, comme l’avait indiqué Gabriel Camps à partir d’une bilingue libyco-latine de Leptis Magna. On y trouve dans la titulature d’Auguste, le titre d’imperator rendu par mnkd, un mot libyque qui aurait survécu jusqu’à nos jours dans le titre d’Amenokal porté par les chefs touaregs. Pour Gabriel Camps, mnkd désignerait la royauté dans ses aspects militaires et l’équivalent punique en serait mlk12. Sur les monnaies, avec le punique hmmlkt, qui correspond au libyque gld, c’est donc un titre plus sobre qui figure, et qui ne paraît pas être l’apanage du roi. Un titre, en tous cas, qui ne serait pas spécifiquement militaire et ne renverrait peut-être même pas à une royauté suzeraine13.
7Quelle place prend ce titre dans l’économie générale de l’image royale sur les monnaies numides ? Il n’apparaît de manière systématique que sur les premiers monnayages, ceux de Syphax, et les derniers, ceux de Juba Ier14. Dans les deux cas, il s’agit de souverains dont le pouvoir pouvait être mis en question. Et tous les deux d’ailleurs ont vu leur royaume finalement annexé par un vainqueur : la Masaesylie de Syphax est annexée par le Massyle Massinissa, et la Numidie de Juba Ier par César. Il sert donc, paradoxalement vu ses limites sémantiques (car il n’est pas le titre royal suprême), à l’affirmation d’une souveraineté en période de crise ou d’incertitude. Il n’est donc pas étonnant que Massinissa le reprenne brièvement sur des émissions de prestige correspondant sans doute à l’établissement de son pouvoir sur l’ensemble de la Numidie après l’annexion du royaume de Syphax (figures 4 et 5)15. Très rapidement par la suite le titre se réduit sur les monnaies à une abréviation de deux lettres, HT, correspondant à l’initiale et à la finale du mot, pour ensuite disparaître totalement. Et de fait, les émissions numides de loin les plus abondantes deviennent anépigraphes. De manière significative, on voit très brièvement réapparaître cette légende abrégée sur des monnaies frappées par Adherbal dont la royauté est menacée et rapidement éliminée par Jugurtha16. Elle ne reviendra, et cette fois de manière constante et développée, que sur les monnayages rénovés de Juba Ier dont le royaume vivait sous la menace perpétuelle d’une annexion souhaitée par le parti romain des populares. Tout semble donc indiquer que les rares légendes des monnaies numides se réfèrent plus à un souci de légitimité et de reconnaissance politique qu’à celui d’exalter les aspects militaires de la puissance royale.
8Qu’en est-il de l’iconographie sur ce point ? Compense-t-elle cette image plus politique que véritablement militaire des divers rois numides ? Nous verrons ici le cas des monnayages de Syphax, Verminad, Massinissa et Juba Ier.
9Les monnaies de Syphax, frappées à Siga sans doute entre 210 et 203 a. C., dans les phases critiques pour l’Afrique de la deuxième guerre punique,montrent l’effigie du roi à l’avers, et un cavalier au revers. On sait qu’il existe en fait deux séries de monnayages de Syphax, qui ont déjà posé un certain nombre de problèmes aux numismates, notamment sur leur lieu de frappe (identique ou non pour les deux séries ?) et sur leur chronologie relative, sans que l’accord soit fait17.
Figure 1: Collection W. Niggeler, I, n° 553.

10Sur la série n° 1 (cf. figure 1), le portrait du roi est nu, et au revers figure un cavalier au galop à droite, tête nue, manteau au vent, tenant un sceptre18 et une lance en arrêt19. Sous le cheval on lit l’inscription punique spq hmmlkt. Le titre en question accompagne donc une image franchement militaire du souverain qui reprend ici un modèle largement répandu. La série n° 2 (figure 2) est moins marquée, puisque l’orientation à gauche du cavalier ne permet plus de faire apparaître une lance dans la main droite, et celle-ci tient les rênes du cheval, la main gauche tenant un sceptre.