PENSER LA SÉCURITÉ
DANS UN MONDE FLUIDE
par
Dominique DAVID (*)
Voici dix ans, lors d’une première crise, puis guerre, contre l’Iraq, Washington
annonçait l’entrée dans une logique internationale neuve, négociée,
où le droit et la morale prendraient le pas sur la défense d’intérêts égoïstes,
où l’usage de la force, à défaut de disparaître, pourrait être limité, peut-être
dompté. Le retour de l’Iraq au premier rang de l’actualité se fait en 2002
sous de tout autres auspices. L’affrontement entre Etats (on a si souvent,
depuis 1989, proclamé sa fin...) s’inscrit toujours dans un jeu de forces
brutes, au service d’obsessions ou d’intérêts nationaux mal travestis. Les
organismes multilatéraux, et d’abord l’ONU, s’ils sont interrogés, aident à
organiser l’emploi de la force plus qu’à le légitimer. Le monde a-t-il tant
changé que nos représentations vieilles de quelques années soient déjà
déclassées?
Le monde ne s’est jamais figé dans les oripeaux de l’après-Guerre froide
et les événements de septembre-octobre 2001 ont été plus révélateurs que
créateurs du monde nouveau. Celui-ci se présente pourtant aujourd’hui sous
des dehors que peu d’analystes se hasardaient à prédire voici quinze ans (1).
L’englobant : Le monde des conflits
L’environnement conflictuel, nous avons bien rêvé, depuis une quinzaine
d’années, qu’il changeait, mais sans doute pas ainsi. Les puissances dominantes
occidentales ont été, au long du XXe siècle, la référence pour penser
la guerre. Non qu’elles aient été les seules à la faire : mais avec les guerres
mondiales, puis les guerres coloniales, elles ont figuré au coeur des grandes
manoeuvres de forces. La manière dont elles pensent cet usage de la force
est héritée de l’histoire européenne. Depuis la fin du XVIIIe siècle, un
« paradigme occidental de la guerre » s’est constitué, puis renforcé à la
faveur de l’extension des structures étatiques, diffusé par notre influence
(*) Responsable des études de sécurité à l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI), rédacteur
en chef de Politique étrangère et enseignant à l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr-Coëtquidan.
(1) Cf. en particulier Thérèse Delpech, Politique du chaos – l’autre face de la mondialisation, Seuil, Paris,
2002; Charles-Philippe David (dir.), Repenser la sécurité – nouvelles menaces, nouvelles politiques, Fides-La
Presse, Montréal, 2002.
impériale, avant d’être repris par les Etats décolonisés, consolidé enfin grâce
au développement d’un cadre juridique multilatéral.
Ce paradigme rend compte des situations de violence de la société internationale
en les référant à un modèle central, celui de l’affrontement entre
Etats, appuyés sur des appareils organisés, suivant des concepts politiques,
stratégiques, institutionnels et juridiques parallèles. Les deux siècles qui
viennent de s’écouler peuvent ainsi être lus comme un alignement progressif
des modes d’usage de la force et des instruments de cette force sur ces
concepts stratégiques et d’organisation. Les guérillas anticoloniales se sont
pour la plupart inscrites dans cette logique : elles n’y parurent marginales
que tant qu’elles ne disposèrent pas des moyens de la violence réglée. La
logique nucléaire elle-même s’est bien jusqu’alors inscrite dans ce cadre étatique,
même si la spécificité de l’arme a valorisé une interprétation particulière
de la dissuasion.
De cette marche hégélienne vers l’unification des procédures guerrières et
de leur environnement (concepts « clausewitziens », organisation en armées,
homogénéisation des matériels en dépit de performances diverses, organisation
d’un cadre juridique pour le recours à la force et l’usage même de cette
force, jusqu’à l’arms control et aux négociations de désarmement), la bipolarité
a constitué une sorte d’achèvement. Unification de plus en plus large
dans des camps qu’organise le mimétisme politique et militaire, rêve d’emprise
sur le monde, manipulation des conflits extérieurs, développement de
négociations d’un type nouveau : tout semble traduire une approche « globale
» du conflit international, et des modes stratégiques qui y fonctionnent.
La fin du paradigme
C’est ce paradigme occidental de la guerre qu’efface le double processus
actuel de globalisation et de segmentation. Cette liquidation peut être symbolisée
par trois dynamiques.
La première dynamique est celle de la « fragmentation des espaces politiques
» (espaces soviétiques, explosion yougoslave, disparition de facto de
nombre d’Etats d’Afrique, Etats à la stabilité incertaine en Asie du Sud...)
En parallèle à ces crises politiques, le processus de globalisation relativise,
là où elles demeurent fortes, les capacités de gestion des Etats et peut accélérer
leur déréliction, là où elles étaient faibles.
D’où une deuxième dynamique : moins les espaces politiques sont structurés
par l’Etat, et plus « les acteurs qui ont prise sur le système stratégique
sont divers et prolifèrent ». Ce n’est pas tant qu’il s’agisse d’acteurs nouveaux
: les multinationales, les groupes sectaires, les organisations mafioterroristes
ne sont pas vraiment inédits. En revanche, peuvent l’être leurs
modes de constitution (allers et retours entre le politique, l’économique, le
religieux), leurs rapports (implantations, alliances, rapports des groupes
86 dominique david
informels aux Etats...), ou leurs modes d’action (2) (accrus par l’ouverture
des frontières et le développement technique). Inédite ou non, leur action
peut avoir des effets neufs sur un système international qui devient plus
vulnérable. Les acteurs d’hier pouvaient bien être à peu près les mêmes : ils
devaient manoeuvrer dans un système stato-centré. Cela n’est plus le cas,
même si les Etats gardent une importance essentielle, ainsi que nous le rappellent
les développements de l’après-11 septembre 2001.
Troisième logique du changement : « les espaces du système international
touchés par la dynamique de ces acteurs sont de plus en plus larges ». La
mondialisation, c’est d’abord la circulation des informations et des techniques
: une double ouverture qui annule l’enclavement des conflits. La plupart
des irrédentismes locaux ont désormais les moyens politico-médiatiques
(images télévisées de massacres, surf en ligne du sous-commandant Marcos)
et techniques (missiles, terrorisme à distance) d’étendre leur écho, d’agir loin
du lieu premier de leur combat. Elargissement et chevauchement des
champs d’affrontement sont des caractères essentiels de l’actuelle géographie
des conflits (3).
Un champ conflictuel complexe
On comprend ainsi que le champ conflictuel contemporain se caractérise
d’abord par sa complexité, une complexité que nos concepts stratégiques
appréhendent mal : les conflits ne se sont jamais pliés aux simplifications de
nos concepts militaires, mais nous disposions hier de grilles d’analyses, d’instruments
correspondant à une multiplicité de situations, parce que celles-ci
pouvaient être réduites à des modèles peu nombreux. Il en va différemment
aujourd’hui.
Grandes puissances militaires, nous maîtrisons admirablement le conflit
interétatique. Autour de celui-ci, nous aurons demain à gérer plus souvent
des conflits de type pré-moderne (si la modernité est pour nous définie par
l’Etat), mettant en ligne des bandes armées prédatrices laissant mal identifier,
puis dissoudre, leur objectif « clausewitzien »... Et nous aurons aussi à
gérer les conflits post-modernes qui se profilent à l’horizon, fruits d’actions
d’Etats ou de groupes mal identifiables, usant des potentialités fournies par
les technologies modernes : figure résumée aujourd’hui par le terme de
conflit asymétrique (4).
La difficulté – et elle est énorme – consiste donc à se donner les moyens
de réagir à l’ensemble de ces hypothèses, de se mouvoir dans l’ensemble de
penser la sécurité dans un monde fluide 87
(2) Cf. par exemple John Mackinlay, Globalization and Insurgency, IISS, Londres, 2002.
(3) Sur cette diversification du champ conflictuel, cf. Barthélémy Courmont/Darko Ribnikar, Les
Guerres asymétriques – conflits d’hier et d’aujourd’hui, terrorisme et nouvelles menaces, PUF-IRIS, Paris, 2002;
David Shearer, Private Armies and Military Intervention, IISS, Londres, 1998; Gérard Chaliand/Pierre
Conesa, « Réflexions sur un monde mité », Relations internationales et stratégiques, printemps 2001.
(4) Sur le concept de conflit asymétrique, cf. Ivan Moguin-Toft, « How the Weak Wins Wars : a theory
of Asymetric Warfare », International Security, été 2001.
ces situations conflictuelles. Alors que nous ne savons ni comment ni quand
ces hypothèses se transformeront en situations, et quelles en seront, au-delà
des facteurs étudiés aux temps calmes, les caractéristiques concrètes.
Le système de la puissance
L’un des paradoxes les plus spectaculaires du monde présent est le balancement
entre la diffusion des acteurs et des modes d’action et la concentration
de la puissance – au sens classique donné à ce terme. « Un » acteur
représente la seconde tout en subissant la première et symbolise la massivité
et la relativité de l’idée contemporaine de puissance : les Etats-Unis. Oui,
les Etats-Unis sont bien l’empire de notre temps, combinant le pouvoir
d’imposition au pouvoir de référence, le hard au soft power. Ils sont les initiateurs
ou les références de la plupart des dynamiques politiques, techniques,
culturelles ou militaires de la planète. Avec l’actuelle campagne politico-
militaire contre l’Iraq et l’instrumentalisation de l’ONU qu’elle a mise
en scène, on peut même se demander si Washington ne dispose pas, de facto,
du monopole de la « violence légitime » à l’échelle internationale...
Comment appréhender la puissance américaine?
La machine américaine est aujourd’hui la seule à produire de la puissance
dans tous les domaines qui sont traditionnellement contrôlés, à des degrés
divers, par les pouvoirs d’Etat.
Elle produit de la puissance politique, avec une capacité d’entraînement
inégalé : voir la coalition contre le terrorisme, trompe-l’oeil puisqu’il n’existe
nulle « coalition », mais moyen de cohésion efficace, ou la capacité d’attraction
d’une Alliance dont nul ne sait au juste à quoi elle sert, mais dont chacun
veut faire partie... L’Amérique produit, et c’est peu dire, de la puissance
économique et financière. En témoigne spectaculairement l’addition des crédits
de défense en réaction au 11 septembre.
Elle produit de la puissance militaire, donc. Les Etats-Unis sont le seul
pays, depuis longtemps déjà, à pouvoir être présents simultanément dans
toutes les zones décisives de la planète. Cela ne signifie pas qu’ils puissent
tout faire, mais qu’ils ont les moyens de peser partout. L’adaptation permanente
de leur appareil militaire lui donne une souplesse qui surprend plus
d’un observateur européen. Et, à tort ou à raison, les concepts militaires
américains dominent les réflexions sur les mutations de l’ensemble des
armées occidentales. Washington produit aussi les normes intellectuelles et
idéologiques autour desquelles s’ordonnent la plupart des débats présents.
L’écho du 11 septembre répond à la monstruosité de l’acte, mais il reflète
aussi la place centrale qu’occupent les Etats-Unis dans toute pensée sur le
88 dominique david
monde actuel : c’est bien « La Mecque » de la mondialisation économique et
intellectuelle qui fut ce jour-là frappée.
Leader économique et militaire, les Etats-Unis imposent aussi, à la croisée
de ces deux domaines, leur domination dans le domaine technique. Non
qu’ils soient les seuls à inventer le progrès technique, mais ils le mettent en
oeuvre avec une puissance qui relègue loin, et dans leur sillage, les autres
puissances innovatrices, par exemple européennes. Tout au long du siècle
dernier, les Etats-Unis ont organisé leur puissance autour de leur capacité
technologique : ils appliquent aujourd’hui la même recette, mais avec une
force démultipliée. Dans les années 80, les investissements massifs justifiés
par l’IDS de Reagan débouchent, non sur les systèmes d’interception de
missiles promis, mais sur une domination des techniques de l’information.
Aujourd’hui, les Etats-Unis réinvestissent ce domaine (révolution dans le
domaine de l’information, guerre à distance, etc.) avec des crédits considérables,
qui leur donneront sans nul doute une maîtrise dont le GPS (système
d’information et de guidage par satellite d’instruments civils et militaires,
du taxi au missile) est déjà le symbole. Le contrôle américain du système
GPS donne à Washington une maîtrise de fait, et inédite, des instruments
d’autres acteurs, en particulier dans le domaine militaire. La vivacité avec
laquelle les Etats-Unis accueillent le projet d’un concurrent européen (Galileo)
démontre assez qu’il n’y pas là de hasard (5).
Influence, domination, contrôle
Présente dans tous les domaines discriminants, quand les autres acteurs
n’interviennent que dans certains segments, la puissance américaine se traduit
par une triple capacité d’influence, de domination et de contrôle.
Par « domination », on entend le pouvoir de se déterminer en fonction de
ses propres intérêts, quel qu’en soit l’habillage, et d’agir, en particulier dans
les domaines financier et militaire, pour modeler le monde à sa convenance.
Les Etats-Unis bombardent l’Iraq depuis dix ans parce qu’ils le veulent,
parce qu’ils le peuvent et ne sont pas contraints de rendre des comptes. Au
nombre des moteurs de la « coalition contre le terrorisme », mélange de coopérations
concrètes et de demi-silences, figure bien la capacité de Washington
à prendre en main le récalcitrant éventuel : le Yémen et le Soudan en
savent quelque chose.
penser la sécurité dans un monde fluide 89
(5) Sur les perceptions, variations et limites de la puissance américaine, les commentaires sont nombreux
: Pierre Hassner, Etats-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire, IES-UE, Paris, 2002 ; Alain
Joxe, L’Empire du chaos – les républiques face à la domination américaine dans l’après-guerre froide, La
Découverte, Paris, 2002; Xavier de Villepin et alii, La Politique de défense des Etats-Unis : une nation en
quête d’invulnérabilité, Sénat, Paris, rapport no 313, 2001-2002 ; G. John Ikenberry, « American Grand Strategy
in the Age of Terror », Survival, hiver 2001; Michael Mandelbaum, « The Inadequacy of American
Power », Foreign Affairs, vol. 81, no 5; Claude Rochet, « Les Etats-Unis : tigre en papier politique et leader
technologique ? », Géoéconomie, hiver 2002; Serge Sur, « L’hégémonie américaine en question », AFRI, vol. 3,
2002; Dominique David, « Pourquoi sommes-nous ‘anti-américains ’? », Etudes, janvier 2003; Etienne de
Durand, « Les armes de l’Empire », Politique internationale, automne 2002.
Par « influence », on entend la capacité à jouer de modes de contrainte
plus indirects. La durable division des membres de l’Union européenne en
matière de politique étrangère doit surtout aux intérêts propres de ces pays,
à leurs statuts divers sur la scène internationale, à leurs héritages culturels,
mais aussi à la présence vigilante de l’Amérique : à la porte ou parfois dans
la maison même. La position de Moscou dans la crise iraquienne sanctionne,
au-delà des intérêts pétroliers, de très concrets pouvoirs de levier de Washington,
par exemple dans le domaine de la dette extérieure russe ou pour
la garantie des intérêts de Moscou au Proche-Orient. Quant à l’attitude
d’autres pays moins puissants, y compris parmi les pays arabes, elle
témoigne aussi de la capacité des Etats-Unis à traduire financièrement les
soutiens : les achats peuvent concerner les régimes, les économies, ou les
deux...
Enfin, tout ceci donne à l’Amérique un pouvoir de « contrôle » inédit. Inédit,
parce qu’il ne s’appuie pas sur le gain de territoires, classiquement
relayé par une diplomatie d’influence. Leur maîtrise des circuits d’acquisition
et de circulation des informations donne aux Américains un certain
contrôle à distance des champs d’affrontement, ainsi que l’espoir d’y intervenir
plus efficacement de l’extérieur (informations précises couplées à des
instruments de frappe à longue portée), plus fort dans l’action militaire,
sans qu’il soit nécessaire de passer à l’occupation des territoires. L’affaire
afghane, puis l’affaire iraquienne, suggéreront sans doute aux Etats-Unis
que la présence physique dans la durée n’est pas sans intérêt, même à
l’heure de l’information-reine. Cependant, ce savoir a toute chance de rester
aux marges de leur stratégie diplomatique et militaire. Et les alliances sont
faites pour procurer les moyens complémentaires d’occupation. Les alliés
laveront sûrement les vitres s’il en reste après le blitz.
La puissance unique
La première puissance du monde contemporain n’a pas de rivale et il est
peu vraisemblable qu’elle en ait à échéance prévisible. Sur un ou plusieurs
segments de puissance, d’autres concentrations de capacités pourront apparaître
(l’Union européenne, la Chine, une Russie retrouvée), mais le défi ne
sera pas simultané, au même niveau, et dans tous les domaines. Bon an mal
an, l’unicité, la centralité de la référence américaine dureront. Cette puissance
impériale pourrait néanmoins heurter vite certaines limites.
Leur histoire, leur géographie, les stratégies qui en ont résulté, n’ont pas
équipé les Etats-Unis, qui ont pourtant multiplié les interventions au cours
du XXe siècle, d’une culture de gouvernement du monde. Le multilatéralisme
wilsonien est admirable mais lointain, et le plus souvent remplacé par
cette gestion ponctuelle que permet une puissance appuyée sur la mobilité
de ses capitaux ou de ses armées. L’Amérique se projette, mais se laisse
malaisément installer dans les régions qui ont besoin, sur le long terme, de
90 dominique david
gestion collective. L’Alliance atlantique est une exception dictée par la massivité
du défi soviétique.
La conception américaine est bien celle d’une projection massive et déterminante,
enchaînant sur un retrait : d’où l’image de la prédation. Le modèle
est adapté et assoupli en fonction des conjonctures. Dans la période actuelle,
ce modèle a pour premier effet de démonter les structures multilatérales qui
pourraient assurer la gestion de l’après-conflit. Or, si l’intervenant n’assure
pas lui-même cette gestion et si son mode d’intervention décourage l’action
collective, la contradiction est complète et risque bien de produire plus de
désordre que de reconstruction (6).
Ce « modèle prédateur » est mal adapté à l’environnement actuel – nombre
d’Européens le pensent, et c’est là une dimension centrale du débat sur
l’Iraq. Le contrôle américain fonctionne sans problème dans le « premier
monde », celui des puissances, des grands Etats, des acteurs régionaux : une
communauté au moins partielle d’intérêts, une culture partagée de la puissance,
lui donnent ici son efficacité. Il peut fonctionner aussi, pour d’autres
raisons, dans le « deuxième monde », celui des Etats qui ne sont pas des puissances,
mais suivent une logique politique classique et sont donc plus ou
moins accessibles aux pressions de toute nature de la puissance centrale.
Cependant, ce contrôle est sans nul doute mal adapté au « troisième
monde », celui des acteurs sans identification étatique ou territoriale précise,
sans logique politique au sens où on l’entend en Occident depuis deux
siècles.
Pour appréhender ce troisième monde, qui nous pose beaucoup plus de
problèmes que les relations inter-étatiques (ces dernières peuvent être dangereuses,
mais nous avons les concepts et les moyens pour les gérer), les
idées maniées aujourd’hui par la puissance américaine ne proposent guère
plus que l’affirmation unilatérale de la puissance de la police, avec la logistique
minimale qui l’escorte. Les limites de l’Empire se nomment donc
désordre et contournement : désordre, car les moyens incontestables que
détient Washington d’imposer ponctuellement ses vues par l’utilisation de
sa puissance (en particulier dans le domaine militaire), s’ils ne construisent
pas les équilibres de long terme, s’inverseront en générateurs de désordre ;
contournement, parce que le différentiel de puissance est si massif, la puissance
affirmée avec une telle force, que nulle stratégie directe ne peut rêver
la mettre en cause. On s’efforcera donc de la défier sur d’autres terrains, de
la contourner. Or, l’ouverture du monde et la décomposition de son organisation
politique multiplient sur le « marché stratégique » les acteurs pouvant
être tentés par ce contournement et disposant de moyens crédibles de le
concrétiser : le 11 septembre nous l’a appris, ou rappelé.
penser la sécurité dans un monde fluide 91
(6) Sur la problématique générale de l’après-guerre, cf. G. John Ikenberry, After Victory – Strategic Restraint
and the Rebuilding of Order after Major Wars, Princeton University Press, Princeton et Oxford, 2001.
Pour ces raisons auxquelles s’ajoutent les contradictions internes à l’opinion
américaine (qu’il sera sans doute de plus en plus difficile de mobiliser
pour assurer militairement ou économiquement un certain ordre du monde),
l’Amérique, puissance centrale, dominante, ne structurera pas à elle seule le
système international à venir. Le sachant, acceptera-t-elle d’entrer dans des
modes de gestion plus multilatéraux, d’inscrire sa force dans une entreprise
de construction de plus long terme; ou succombera-t-elle à l’empire de sa
propre puissance?
Gouverner le monde?
L’idée d’un affrontement politico-religieux, véhiculée par le discours d’un
Ben Laden et qui nous a fait si peur en septembre 2001, a rapidement disparu
des débats. Le terrorisme du 11 septembre est certes politique, au
moins par l’identification de son adversaire, mais il n’a pas de débouché qui
lui soit propre, pas de relais lui permettant, à travers des structures identifiables
(mouvements, Etats...), de peser sur l’organisation du monde. L’idée
selon laquelle de tels actes cristallisent une opposition culturelle entre les
opinions musulmanes et les sociétés occidentales demeure théorique : concrètement,
les « masses » musulmanes ne se sont pas soulevées – et surtout pas
dans le monde arabe, à l’exception particulière des manifestations palestiniennes.
Pour l’heure, il n’existe pas de passerelle entre ce que l’on a nommé voici
quinze ans l’« islam politique » et le terrorisme de masse. Les objectifs ne
sont pas les mêmes (prise ou consolidation du pouvoir politique dans le premier
cas, destruction sacrificielle dans l’autre) et les acteurs diffèrent radicalement,
comme en témoignent les biographies des acteurs du 11 septembre.
Les séides de Ben Laden redécouvrent la plupart du temps l’islam en double
rupture : rupture avec nos sociétés, où ils vivent sans se sentir intégrés en
dépit de parcours sociaux souvent normaux; rupture avec les sociétés
musulmanes traditionnelles, où ils ne sont rien. Le modèle du « choc des civilisations
», s’il peut avoir un intérêt analytique, n’est pas prédictif : il n’y a
pour l’heure ni passage entre les contestations internes aux sociétés musulmanes
et le terrorisme style « 11 septembre », ni effet en retour de ce terrorisme
par une mobilisation de ces sociétés (7).
Ce terrorisme apparaît plus comme un syndrome de décomposition que
comme l’outil d’une recomposition globale. Les puissances concernées le
sont sans doute plus par la déconstruction de leurs propres sociétés ou de
zones qui leur sont d’une manière ou d’une autre proches, que par la constitution
de menaces politico-militaires au sens classique du terme : menaces
92 dominique david
(7) Sur ces questions, on se reportera à Gilles Kepel, Jihad – expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard,
Paris, 2000; Olivier Roy, L’Islam mondialisé, Seuil, Paris, 2002 et Les Illusions du 11 septembre – le
débat stratégique face au terrorisme, Seuil, Paris, 2002.
que nous avons les moyens de gérer dès qu’elles rentrent dans notre logique
stratégique traditionnelle (affrontement central des forces, rôle de la technique
militaire, etc.).
Les facteurs de l’affrontement
L’affrontement entre blocs politico-religieux n’est sans doute pas pour
demain. Trois facteurs peuvent pourtant nous faire redouter, dans le présent
environnement, une certaine rencontre du religieux, du politique et du terrorisme.
Le premier facteur tient à l’instabilité de certaines sociétés du « Sud », où
la banqueroute des structures étatiques laisse champ à la gestion de besoins
sociaux élémentaires par des organisations religieuses, et où l’absence de
plate-forme d’échanges démocratiques fait du discours religieux le seul discours
politique disponible. Ici, l’affirmation religieuse peut être vue comme
une affirmation politique qui ne trouve qu’une traduction. Une telle évolution
(bien connue des pays du sud de la Méditerranée et de plus en plus des
pays sub-sahariens) pose plusieurs questions, dont deux nous touchent
directement : l’emprise grandissante du politico-religieux pourrait-elle
conduire certains Etats ou des segments de certaines sociétés du Sud à soutenir
des entreprises pouvant menacer à terme les sociétés occidentales ? Et
une jonction (aujourd’hui inexistante) pourrait-elle s’opérer entre des
conflits locaux et des scénarios d’attaques type 11 septembre? La démonstration
de ce que la mise en cause des puissants est possible, la diffusion de
techniques démultipliant les capacités de frappes de petits groupes, pourraient
faire évoluer la donne stratégique.
Dans cette logique, nous avons tout à craindre de la mise hors champ
politique de certains espaces : zones d’abcès persistants, où la raison politique
n’apparaîtrait plus comme une solution crédible (affrontement israélopalestinien
ou problème du Cachemire); ou, plus rapidement sans doute,
zones non contrôlées dans lesquelles prolifèrent tous les éléments de futures
menaces globales (circulation d’argent incontrôlé, trafics d’armes, installations
techniques et d’entraînement, etc.). Nombre d’espaces d’Afrique ou
d’Asie du Sud, pour ne pas parler du Caucase ou des Balkans, pourraient
correspondre à une telle définition. Le 11 septembre 2001 a établi une liaison
convaincante entre la déréliction de telles zones (ici, l’Afghanistan) et
la sécurité des nations développées.
Européens, nous avons une position singulière dans cette géopolitique qui
lie de manière nouvelle ces zones. La délimitation des aires de souveraineté
fait évidemment partie des politiques de sécurité et cette délimitation nous
pose un double problème. D’abord parce que la construction européenne a
créé un espace de circulation (qui ne peut que s’élargir) sans autorité politique
centrale et sans contrôle convaincant aux frontières extérieures : la circulation
trans-méditerranéenne ou trans-européenne, d’Est en Ouest, nous
penser la sécurité dans un monde fluide 93
mettent au contact direct de zones instables, où peuvent advenir des cristallisations
politico-religieuses.
L’incapacité des grandes nations d’Europe à mener une politique clairement
intégrationniste (avec les moyens nécessaires, en n’en restant pas aux
invocations morales) en faveur des populations d’origine étrangère et précisément
méditerranéenne, crée des poches de marginalité qu’une médiocre
dynamique économique et démographique des Européens ne réduira pas
naturellement. Il n’est pas question de traquer une « cinquième colonne »
terroriste dans les banlieues. Cependant, il est raisonnable de penser que
quelques éléments marginaux pourraient jouer les relais dans des situations
extrêmes – relais d’autant plus difficiles à défaire qu’ils seraient très différents
des réseaux habituels et repérés. L’expérience récente nous suggère
que quelques frappes isolées peuvent être dévastatrices, physiquement et
psychologiquement, pour nos sociétés. C’est à celles-ci que nous devrons
répondre, sans doute plus qu’à une agression concertée généralisée.
Comment et où agir?
Face à une situation fluide, mal maîtrisable pas nos recettes habituelles,
les stratégies allieront parades, réponses et prévention de toutes formes. Ces
stratégies intégrées devront concerner avant tout les abcès internationaux
qui risquent de dégénérer (le Moyen-Orient, une fois encore), ainsi que les
espaces dont la déstabilisation aurait de graves conséquences. Au nombre de
ces derniers, on doit évidemment citer la Méditerranée dans son acception
la plus large et l’Asie du Sud.
Cette dernière comprend dans sa partie archipélagique, des Etats éclatés
géographiquement et politiquement, dont la stabilité n’est rien moins qu’assurée
: Indonésie, Malaisie, Philippines. Deux d’entre eux sont à très forte
majorité musulmane et peuvent connaître, comme déjà en Malaisie, une
radicalisation rapide. Cette zone constitue d’autre part un passage prioritaire
pour des matières premières énergétiques dont l’importance croîtra
avec le développement des économies d’Asie. Quant à la Méditerranée (8),
elle semble concentrer les problèmes à résoudre : espace de partage économique,
religieux et culturel, de circulation des populations, lieu de conflits irréductibles,
réservoir pétrolier et gazier majeur, espace bordé de régimes aux
fausses apparences de stabilité, ouvert sur les zones dangereuses que peuvent
être demain l’Afrique sub-saharienne, la mer Noire et le Caucase et audelà
l’Asie centrale et du Sud... c’est là, autour de cette Méditerranée (qui
doit être vue non en soi, mais comme espace médian), que devra se prouver
la viabilité des rapports internationaux de l’après-11 septembre.
94 dominique david
(8) Cf. Rémy Leveau, « La France, l’Europe et la Méditerranée : un espace à construire », Politique étrangère,
hiver 2002-2003.
Cette viabilité se prouvera, ici et ailleurs, par la capacité internationale
à prévenir, à stabiliser, voire à trancher certains conflits. Cette « gouvernance
globale » est à inventer, ainsi que les méthodes, les moyens, les cadres
politiques et juridiques correspondants : les méthodes ne se résument plus
aux démarches diplomatiques classiques et à la gestion des guerres du vieux
temps; les moyens doivent être adaptés (et en particulier les moyens militaires)
à des buts nouveaux; enfin, des cadres politiques doivent venir légitimer
les actions entreprises. L’intervention unilatérale, diplomatique ou militaire,
peut apparaître évidente (Afghanistan en 1991) ou nécessaire (dans de
difficiles situations humanitaires, en Afrique par exemple). A terme, elle ne
peut être acceptée que si elle est légitimée par des procédures multilatérales.
Les grandes puissances ont beau jeu de dénoncer l’impuissance de l’ONU.
Elles la produisent avec constance. La plus illustre des victimes du 11 septembre
2001 est le multilatéralisme, très oublié au profit des initiatives des
puissants. Et il n’est pas sûr que le recours à l’ONU dans la crise iraquienne
pour retrouver ne varietur l’objectif initial américain ait redoré la logique
multilatérale. Il va de soi que le système de l’ONU doit être revu. Faute de
cette révision, les opérations de stabilisation apparaîtraient plus clairement
pour ce qu’elles sont : des privilèges de puissances plus ou moins prédatrices,
créant à terme les conditions psychologiques et matérielles de ce qu’elles
prétendent combattre.
Où est passée l’europe?
Les stratégies doivent bien peu à l’approche objective des choses et beaucoup
aux perceptions subjectives. Comment expliquer autrement que
l’Union européenne, qui apparaissait en octobre 2001 tellement « en situation
», n’ait pu dépasser les vagissements diplomatiques ?
L’Union est déjà une puissance dans nombre de domaines (économique,
monétaire), et potentiellement dans d’autres (domaine militaire par
exemple). Elle pourrait mener une politique extérieure intégrée, usant de
tous ses moyens : action diplomatique, interventions économiques, dialogues
culturels, maniement de l’instrument militaire. Cette intervention multivalente
est justement ce dont nous avons besoin dans une situation internationale
dont la complexité ne se plie pas aux simples mesures de police. Puissance
en devenir et, pour les plus importants de ses membres, héritière d’un
lourd passé de domination coloniale, l’Europe bénéficie à la fois d’une expérience
de gestion extérieure, redéfinie dans ses politiques de coopération, et
d’une image moins brutale de concentration de force que les Etats-Unis.
Elle est donc paradoxalement plus acceptable par nombre d’acteurs étatiques.
L’Union est enfin riveraine de grandes zones problématiques : la Méditerranée,
l’ancien espace soviétique, où toutes les questions se trouvent
concentrées (circulation des populations et des armes, irrédentismes natiopenser
la sécurité dans un monde fluide 95
naux, dynamiques de prolifération, partages culturels et religieux,
contrastes de développement, questions liées aux approvisionnements énergétiques,
etc.).
Quel rôle pour l’Union?
Ces arguments de l’immédiat après-11 septembre n’ont guère évolué
depuis, sinon dans le sens d’un renforcement de la nécessité européenne. Les
mois qui viennent de s’écouler n’annoncent nulle émergence d’autres pôles
de puissance. La Russie, la Chine, ont correctement tiré leur épingle du jeu,
mais les circonstances présentes ne les dopent pas vraiment dans la course
à la puissance, où leur posture est liée à des processus internes et à la stabilité
de leur environnement rapproché; et sur ces deux axes, Pékin et Moscou
dépendent largement, encore que différemment, de Washington. Quant au
Japon, son interminable crise de restructuration semble disqualifier ses initiatives
internationales pour les années à venir, sauf si une sérieuse dégradation
de la situation régionale (par exemple en Corée) le contraignait à réviser
rapidement sa politique.
L’un des enjeux de la période actuelle est bien d’insérer les rapports de
puissance dans un cadre collectivement géré. Il s’agit non de construire une
mythique « multipolarité » organisée, ni de contraindre ou de contrebalancer
mimétiquement la force américaine, mais de faire en sorte que les politiques
de puissance s’inscrivent au maximum dans une logique multilatérale. Si cet
enjeu se transforme en objectif, alors son instrument le plus évident est
l’émergence d’une Union européenne dotée d’une politique extérieure.
Aucun autre pôle de puissance ne peut avoir, dans les vingt années à venir,
le même poids concret, le même pouvoir d’entraînement que le pôle européen.
Si un tel pôle n’émerge pas, le bouleversement du paysage stratégique
accéléré par le 11 septembre a toutes chances de nous échapper. Les Etats-
Unis ont manifestement révisé leur manière d’être dans l’Alliance atlantique.
Les priorités stratégiques de l’Amérique se situent désormais ailleurs
qu’en Europe : les crises du Vieux Continent peuvent donc être sous-traitées
aux Alliés, ainsi que Washington l’a toujours souhaité, de préférence dans
le cadre d’un mécanisme qu’elle contrôlerait au moins indirectement.
L’OTAN a donc toutes ses chances de vite devenir à la fois un forum politique
très élargi, qui démontre que le dialogue de sécurité européen et paneuropéen
ne peut se développer qu’avec et à travers l’Amérique, et un réservoir
de soutiens politiques et de moyens militaires auquel faire appel en tant
que de besoin. Dans toutes les hypothèses, les Européens ont intérêt, face
à cette évolution, à manoeuvrer ensemble : qu’ils se résignent à une certaine
marginalisation de l’Alliance et au développement de capacités particulières
pour leur sécurité, ou qu’ils utilisent l’Alliance comme un cadre dans lequel
96 dominique david
les pays qui comptent sur le continent (y compris la Russie) s’efforceront de
peser sur les volontés américaines.
Quelles que soient, dans la foulée du 11 septembre, les tentations de renationaliser
les politiques de sécurité et de défense, les limites à l’action
purement nationale paraissent d’autant plus nettes que l’adversaire utilise
mieux les moyens (financiers, techniques) procurés par la mondialisation. Si
les réponses doivent être spécifiques, si elles ne peuvent être strictement
nationales ni seulement atlantiques, elles devront bien être européennes...
Redémarrer?
Les progrès ne correspondent pourtant nullement à cette logique. Dans le
domaine de la politique étrangère européenne, l’après-11 septembre est la
chronique d’un surprenant échec : un échec qui s’explique avant tout par le
damier des unilatéralismes. Les pays européens qui, au-delà de dignes déclarations,
n’ont pas de politique étrangère, ne pèsent pas, et tôt ou tard s’en
remettent au parrain américain – tendance qui s’aggravera avec l’entrée en
force de petits pays dans l’Union. Les pays qui ont une politique étrangère,
en raison de leur poids propre ou de leur histoire, pèsent, mais d’abord pour
eux-mêmes : les courses solitaires de la France, de l’Allemagne, de la
Grande-Bretagne à l’automne 2001 en disent long sur l’absence de solidarité
diplomatique, même face à une crise grave. La PESC est en situation
d’échec dans tous les domaines d’importance, à enjeux politiques forts, ou
géographiquement proches, emportant dans sa médiocrité une PESD dont
le brillant titre de gloire reste d’avoir, au terme d’une longue négociation,
déployé début 2003 une poignée d’hommes en Macédoine (9).
Le défaut de volonté politique commune est ici central. Il s’exprime dans
la divergence des positions diplomatiques – quand elles sont importantes,
elles ne sont presque jamais communes –, dans des politiques de défense non
coordonnées – voir la divergence des budgets –, dans une cacophonie
constante quant aux acquisitions de matériels, c’est-à-dire quant à la base
industrielle de l’autonomie européenne.
Malgré quelques progrès dans les coopérations intérieures (le troisième
pilier policier et judiciaire), et dans les coopérations entre systèmes militaires,
la logique globale de la politique de sécurité commune demeure bloquée.
Alors même que la situation appelle une redéfinition ambitieuse des
objectifs de la PESD, aujourd’hui limitée aux « opérations de Petersberg » –
définition large mais qui n’inclut pas les manoeuvres de défense –, l’UE
peine à mettre en oeuvre concrètement les objectifs fixés à Helsinki. Les
penser la sécurité dans un monde fluide 97
(9) Sur les problématiques européennes actuelles, cf. Hans-Georg Ehrart, Quel modèle pour la PESC?,
IES-UE, Paris, 2002; Thérèse Delpech, Le Terrorisme international et l’Europe, IES-UE, Paris, 2002; Gilles
Andréani, « Europe de la défense : y a-t-il encore une ambition française ? », Politique étrangère, hiver 2002-
2003; Jolyon Howorth, « La France, l’OTAN, et la sécurité européenne : statu quo ingérable, renouveau
introuvable », Politique étrangère, hiver 2002-2003.
perspectives ne sont pas plus brillantes : les élargissements à venir vont
mobiliser l’attention sur le devenir intérieur de l’Union au détriment de son
action extérieure ; les nouveaux entrants ont dans l’UE une ambition essentiellement
socio-économique et viendront évidemment renforcer le camp des
sceptiques. La tranquille impudence avec laquelle la Pologne annonce, quelques
semaines seulement après le Sommet de Copenhague, l’achat d’avions
militaires américains annonce les désillusions à venir. Quant aux négociations
en cours de la Conférence européenne, elles ne décideront que pour les
institutions. En fusionnant les postes de M. PESC et du commissaire chargé
des relations extérieures, on clarifie les droits : on ne crée pas de volonté
commune. Cette dernière étant toujours bridée par une logique intergouvernementale
qui sera sans doute encore plus clairement revendiquée dans les
textes à venir.
On opposera au pessimisme de l’analyse l’optimisme de la volonté : la
combinaison des politiques de vieux Etats dans un environnement complexe
et mouvant ne peut être que lente. Il y faudra plusieurs décennies. Les
temps stratégiques sont multiples : nous avons bien cru que quelques années
suffiraient à transformer la Russie quand sa mue prendra peut-être un
demi-siècle. On peut bien sûr miser sur le temps et les évolutions lentes,
presque inévitables. A condition que le temps court des menaces ou de l’évolution
technique ne dévalue pas le majestueux temps diplomatique. Or, c’est
ce qui risque de se passer : des menaces nouvelles peuvent s’actualiser sans
que nous nous soyons dotés des moyens, diplomatiques et militaires,
internes et externes, d’y répondre. Il se pourrait bien que les Européens se
réveillent demain dans un monde bouclé par les technologies américaines,
proposées ou imposées via les collaborations atlantiques, dans un monde où
les velléités d’action indépendante, leur vertu enfin découverte, s’avéreraient
vaines.
Il faut donc souhaiter que l’espérance de longue haleine soit doublée d’une
avancée plus rapide, en particulier au niveau militaire, entre puissances
majeures européennes. La cristallisation d’une solidarité étroite entre Paris,
Londres et Berlin en serait la figure la plus évidente. Si Londres persistait
dans ses ambiguïtés, il faudrait alors que le couple franco-allemand, en dépit
des dernières années et des difficultés économiques présentes, monte au créneau,
revendiquant dans ce domaine comme dans les autres son rôle de
moteur de l’Europe.
Des choix de défense nouveaux
Le débat le plus bruyant de l’après-11 septembre 2001 touche, sous des
formes diverses, les relations entre technique et sécurité. Qu’on constate la
déroute du culte technique américain contre des suicidaires résolus (réactions
européennes en général). Ou qu’on surinvestisse dans le développement
98 dominique david
de ces techniques pour parer aux frappes à venir (hausse des budgets américains).
Ou encore qu’on tente de bloquer l’accès de futurs adversaires aux
moyens de destruction massive (contre-prolifération, non-prolifération) (10).
L’enseignement le plus inquiétant du 11 septembre est bien que le progrès
technique, symbole contemporain de la puissance, produit en même temps
de la sauvegarde et de l’insécurité. Il multiplie les moyens de se défendre,
mais il élargit les plages de vulnérabilité. Les sociétés modernes sont ainsi
vulnérables à des frappes élémentaires, qui recourent à des logiques rustiques
pour tourner les systèmes de protection, ou à des frappes sophistiquées,
que l’on redoute de plus en plus sans les avoir encore jamais vues. La vulnérabilité
que dessinent le 11 septembre et les événements qui l’ont suivi
(attaque à l’anthrax) concerne nos systèmes complexes, qui ont des faiblesses
spécifiques, et la psychologie de nos sociétés. Les sociétés occidentales
sont en effet d’autant plus traumatisables qu’elles baignent dans l’idée
que leur supériorité technique leur garantit la paix et qu’elles sont
contraintes d’en sortir par des attaques auxquelles on ne peut répondre par
les recettes éprouvées de l’art militaire. Le terrorisme massif est bien l’arme
de notre temps en ce qu’il déstabilise nos sociétés sans doute plus psychologiquement
encore que physiquement.
De telles mises en cause seront demain notre ordinaire : la hiérarchie de
la puissance ne va pas changer rapidement, l’attaque asymétrique étant un
des moyens de l’annuler, et la diffusion des techniques multiplie les acteurs
potentiellement dangereux. On ne peut ici répondre que par un concept
stratégique intégré, qui allie méthodes de pacification de long terme (stratégies
diplomatiques, économiques, culturelles, militaires), méthodes de prévention
et de gestion de moyen terme (stratégies collectives de prise en
charge des crises) et méthodes concrètes d’usage de la force, en défense ou
en intervention extérieure si nécessaire.
Identifier les acteurs pouvant manier ces concepts intégrés revient à hiérarchiser
les capacités et les zones, à moins de penser que la primauté américaine
est le principe et la réalité de la sécurité mondiale. On retrouve ici la
nécessité de distinguer le rôle des organismes multilatéraux (en particulier
dans la lutte contre la prolifération des armes dangereuses), des mécanismes
de sécurité régionale, des acteurs militaires de la sécurité. Pour les pays
d’Europe et la France en particulier, il s’agit d’identifier l’espace pertinent
pour leurs interventions de sécurité. Le bon sens nous dit que notre environnement
stratégique est fait de la profondeur des espaces du continent, de ses
marges Nord et Sud et du continent africain. En termes de sécurité, cette
identification concrète des zones à stabiliser pèse plus que la proclamation
d’une ubiquité militaire imaginaire.
penser la sécurité dans un monde fluide 99
(10) Sur ces problématiques de sécurité, cf. Dominique David, Sécurité : l’après-New York, Presses de
Sciences-Po, Paris, 2002.
Des logiques de défense nouvelles
La révolution imposée à nos appareils de défense par l’effondrement de la
bipolarité n’est pas achevée. La mutation de ces appareils militaires s’est
faite, en particulier en France, au nom de la souplesse d’emploi et de l’adaptation
aux déclinaisons du métier militaire qu’imposait la « gestion de
crise ». Cette adaptation doit maintenant prendre en compte des charges
nouvelles. Sans entrer dans le détail des décisions et programmes souhaitables,
on peut rappeler ici quelques évidences. Défense scientifique, protection
et projection, deviennent des catégories majeures de notre concept de
défense.
Par « défense scientifique », on entend, au-delà du développement normal
des systèmes, la veille sur les percées pouvant être diffusées auprès d’acteurs
agressifs et le maintien de notre capacité d’indépendance de décision (vulnérabilité
de nos propres systèmes technico-scientifiques). L’une des caractéristiques
majeures du monde à venir est la diffusion de l’information scientifique.
Cette donnée doit être prise en compte, sans que l’on succombe à l’illusion
de croire que la science seule défend contre les progrès de la science.
Cette « défense scientifique » dépend des investissements budgétaires, mais
aussi d’une redéfinition des relations entre les différents pôles militaires et
civils, publics et privés, de la recherche.
La catégorie de la « protection » devient également cardinale, à mesure
que notre capacité de dissuasion s’affadit face à des acteurs non conventionnels.
Protéger, c’est disposer du maximum de détection et d’alerte contre les
menaces possibles (moyens humains et techniques) et d’instruments concrets
de sauvegarde des populations : protection civile, organisation du système
sanitaire, méthodes de gestion des paniques, etc. Les atteintes à venir pourront
frapper directement et massivement les populations sans passer par le
traditionnel filtre du système militaire. Le caractère le moins contestable
des gigantesques investissements de défense faits par les Etats-Unis dès
avant le 11 septembre touche la protection des populations : sans ces décisions,
le coût des attaques eût été beaucoup plus lourd.
Enfin, la catégorie de la « projection », jusqu’ici pensée pour l’essentiel en
fonction d’exigences de gestion de crise, nous est plus brutalement imposée
par la géopolitique mise à jour le 11 septembre : si nous pouvons être
frappés de loin, il nous faut les moyens de frapper loin. Nos capacités d’intervention
extérieure doivent s’adapter à cette logique et se décliner selon
les hypothèses que nous souhaitons traiter.
En parallèle aux choix touchant aux concepts et appareils de défense, les
enjeux du « front intérieur » doivent être précisément évalués. Si l’attaque
des populations urbaines revient au coeur de la manoeuvre stratégique, il est
capital de se préoccuper de la gestion de ces populations, sous le double
signe de l’information et de la cohésion. La mobilisation de l’opinion, essen-
100 dominique david
tielle, ne peut se faire que si le discours sur le danger et les moyens d’y parer
est clair, sans pour autant tomber dans la paranoïa. Pour l’heure, en
Europe, ce discours fait toute sa place au silence... Quant à la cohésion des
populations, il faut répéter cette naïveté mal entendue depuis vingt ans : la
politique d’intégration et d’homogénéisation des populations de nos pays –
qui n’est rien d’autre qu’une politique qui vise à produire ce « politique »
dont nous avons besoin pour demeurer une Nation et un Etat –, est simplement
un impératif de sécurité.
Enfin la souplesse, l’adaptabilité, la possibilité de retournement de nos
décisions et de nos dispositifs doivent désormais figurer au coeur de nos raisonnements,
pour parer à l’éventualité d’événements qui ne sont plus réductibles
à des modèles connus. Si le pire n’est pas sûr, nous ne savons pas ce
que sera la prochaine agression, ni d’où elle viendra, ni quand – ni d’ailleurs
pourquoi... Les dispositifs qui permettent de répondre aux grandes menaces
militaires, s’ils demeurent, sont désormais aux marges pour plusieurs décennies.
Ils ne sont pas inutiles, mais ne peuvent seuls, au travers de programmes
massifs, structurer notre effort de défense, « plombant » notre initiative
d’adaptation à l’inconnu.
Il est vain de tenter une nomenclature de cet inconnu. Seule la réactivité
de nos concepts, de nos institutions, de nos industries permettra de l’affronter.
Dans cet ordre d’idées, la France ne peut faire l’économie d’un débat
sur la part à réserver dans ses budgets de défense à un nucléaire qui
demeure nécessaire, mais de manière fort différente des dernières décennies,
ou à de grands programmes qui prétendent parer à l’avenir lointain, quand
nous ne connaissons pas les contours du lendemain.
*
* *
Longtemps lisible dans le dessin même de nos peurs, l’évolution du système
des conflits nous propose désormais un foisonnement d’acteurs, de
cadres, de moyens qui appelle à révolutionner des stratégies organisées
autour des conceptions de la guerre à l’occidentale. Rien ne pourra être
ordonné du monde nouveau sans que soient pensés de nouveaux enchaînements
stratégiques et sans que la distribution de puissance, aujourd’hui
écrasée par l’Amérique, retrouve quelque souplesse autour d’un multilatéralisme
plus efficient ou d’acteurs plus structurés. Parmi ces acteurs possibles,
l’Union européenne est un des rares à disposer de moyens stratégiques
adaptés à la fluidité de notre environnement. Elle porte donc une lourde responsabilité,
à la fois vis-à-vis de sa propre sécurité et de l’ordre du monde.
penser la sécurité dans un monde fluide 101